UN JOUR SANS FIN
Analyse du film


a) Mise en abyme :

Groundhog Day se prête à plusieurs analyses, tant cinématographiques que thématiques dans la mesure où le film n'aborde pas seulement la comédie. Il offre un tour d'horizon de toutes les occupations possibles dans une journée et fournit la preuve que la façon d'estimer le temps s'appréhende comme un fardeau ou un espace de liberté.

D'un point de vue filmique, Groundhog Day engendre une autoréflexion sur le cinéma notamment si l'on se penche sur la scène du cambriolage (39'19'' - 40'28'') où Phil dirige littéralement et même verbalement la scène : il devient le metteur en scène.
Plus loin, ce rôle échoit à Rita : c'est Phil qui "apprend son texte" pour la séduire et lui obéir en quelque sorte.

Par ailleurs, Harold Ramis en profite pour solliciter l'attention des cinéphiles avec quelques clins d'oeil dont cette confusion entre Walter Scott et Ridley Scott (33'07'' - 37'10'') ou encore dans cette scène où Phil jette la voiture dans le vide et qui rappelle Thelma and Louise et enfin lorsque Phil se rend au cinéma déguisé en "Bronco" (Billy ? : 40'28'' - 41'30'').


b) Le fantastique :

Groundhog day rejoint également le fantastique ; en effet, il illustre certaines qualités inhérentes au genre : l'hésitation (selon Tzvetan Todorov) ou la " porte entrouverte" selon l'expression de Lovecraft.
Visuellement, le film s'ouvre et se ferme dans les nuages. Dès lors, l'interprétation onirique n'est pas à exclure.
D'autres indices permettent d'aller en ce sens, en l'occurrence des indices sonores: le blizzard imprévisible est accompagné par une musique étrange et sybilline. La séquence suivante met en scène Madame Lancaster qui lance à Phil (ou au spectateur) une phrase lourde de sens : "Faîtes de beaux rêves".


c) La stratégie narrative classique :

"O mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible."
Pindare (poète lyrique, Ve siècle av. J.-C.), 3e Pythique.

Pour des raisons inconnues (ou impénétrables ?), le temps s'arrête: Phil revit indéfiniment le même jour et lui seul s'en rend compte.
Au-delà de l'aspect fantastique, la structure du film répond au shéma de la tragédie classique.

Le personnage principal, Phil, donne une fausse image de lui-même lorsqu'il se trouve hors-champ des caméras de télévision. C'est un hypocrite arrogant et cynique qui méprise ouvertement les autres auprès desquels il affirme une supériorité sans bornes.
Dès la première minute, c'est lui qui souffle sur les nuages pour les chasser de la carte. "Il se prend pour une vedette" souligne Larry (5'22'' - 7'04''), une star.
Son hubris (orgueil) est démesurée. En conséquence, Phil scelle lui-même son destin. La malédiction "divine" est enclenchée (il faut noter l'ironie dramatique de ses paroles proleptiques: "C'est le même topo chaque année"...) (9'42'' - 14'37'')

Y-a-t-il pire châtiment pour une personne qui abhorre le 2 février que de revivre cette même journée encore et encore ?
Son orgueil et sa vanité allant crescendo, il est logique que Phil -qui croit "faire la pluie et le beau temps"- commette son hamartia (erreur fatale): alors que les éléments (le blizzard) lui coupent toute retraite, Phil déclame : "La météo, c'est moi !" et plus loin: "Je suis une vedette". Phil endosse bien seul la responsabilité de cette malédiction.
Ne se prend-il pas pour un "dieu" ? (ce sont ses propres paroles).

Dès lors, Groundhog day devient un apprentissage, une quête, une seconde chance que Phil saisit in extremis. En effet, il perd son hubris et gagne en humanité et en humilité. Il se rachète et se repend : "Je suis un connard" (63'24'' - 71'51''), "Je n'existe plus".
Si "je" n'existe plus, c'est qu'un autre "je" est né ; un "je" qui a appris la compassion, le respect d'autrui, l'altruisme. Phil est (re)devenu humain, le sort est rompu, la catharsis (purgation des passions, des péchés) est effective.

Hubris-Hamartia-Catharsis : la boucle est bouclée.
(Il est significatif que la marmotte porte le même nom que lui; Phil est délivré quand il cesse d'hiberner et d'être un personnage froid, sans émotion, sans amour pour les autres).


d) Analyse mythologique et philosophique : Phil / Sisyphe, gros plan sur le suicide :

"Vingt fois sur le métier tu remettras l'ouvrage." Nicolas Boileau.

Bien plus qu'une comédie fantastique ou hiératique, Groundhog day soulève une question de fond universelle. C'est un véritable conte philosophique et métaphysique.

A travers la parabole d'un damné soumis à son destin, Harold Ramis se réfère au mythe de Sisyphe et à une conception d'un monde tragique à jamais gouverné par l'absurde. A l'instar de Sisyphe, Phil se retrouve sous un ciel déserté par les dieux et accablé de questions qui ne trouvent pas de réponse: l'impossible avenir et l'éternel recommencement.

Au début, Phil croit à sa liberté mais "Plus l'homme a d'habitudes, moins il est libre et indépendant" (Kant, in Traité de pédagogie).
Cette phrase illustre avec justesse la condition de Phil et sa détresse: si le suicide est inconcevable, la vie sans la mort l'est tout autant. Se tuer, dans un sens, comme au mélodrame, c'est avouer qu'on est dépassé par la vie ou qu'on ne la comprend pas. C'est abdiquer et reconnaître que cela "ne vaut pas la peine". Vivre, naturellement, n'est jamais facile. On continue à effectuer les gestes que l'existence impose, pour beaucoup de raisons dont la première est l'habitude. Mourir volontairement implique qu'on a reconnu le caractère dérisoire de cette habitude, l'absence de toute raison de vivre, l'aspect insensé de cette agitation quotidienne.

Quel est donc cet ineffable sentiment qui prive l'esprit du sommeil nécessaire à la vie ? Un univers qu'on peut expliquer, même avec de mauvaises raisons demeure un univers familier. A l'inverse, dans un univers soudain privé de lendemains et de lumières, l'homme se sent un étranger; c'est un exil privé de l'espoir d'une terre promise.
Ce divorce entre l'homme de sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité. Le suicide est une solution à l'absurde et pourtant dans Groundhog day il n'en est rien.

Heureusement, si Phil n'a pas d'emprise sur l'environnement, il en a sur lui-même. Il prend conscience et décide de s'engager vers le bien: si le réveil (6h00) est toujours identique , il faut attendre "l'éveil". Phil et son mépris des dieux et des gens lui ont valu ce supplice indicible où tout l'être s'évertue à ne rien achever. On le voit descendre cet escalier d'un pas lourd vers un tourment dont il ne verra pas la fin. Cette heure, telle une respiration qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience.
A chacun de ces instants où il quitte l'hotel pour s'enfoncer peu à peu dans la foule, il est supérieur à son destin, il est plus fort que sa "pierre".

Si ce film a une dimension sous-jacente tragique, c'est que son héros est conscient (ou serait sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ?). Harold Ramis y fait une nette allusion (29'23'') alors que Phil discute avec deux hommes dans un bar :

-"Vous feriez quoi, vous, (...) si chaque matin était exactement le même quoi que vous fassiez ?"
-"Ca ressemblerait vachement à ma vie."

Cet homme d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Il n'est tragique qu'aux rares moments où il est conscient.

Phil (homme météo), émissaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition; c'est à elle qu'il pense en voyant son réveil (6h00).
Si ce réveil se (re)produit certains jours dans la douleur, il peut aussi s'appréhender dans la joie que ce jour lui appartient, une joie silencieuse. Son destin lui appartient. Son réveil est sa chose: il est le seul à en avoir conscience et c'est cette même conscience qui lui est salutaire. Elle va le libérer de sa méchanceté d'abord via la connaissance (piano, sculpture, poésie, médecine...) - et rejoint la conception de Socrate (in Protagoras de Platon): "l'homme n'est jamais méchant volontairement" selon laquelle la connaissance du monde et des autres suscite l'absolution des "défauts", puis après qu'il a élaboré une métamorphose sur lui-même.

Du coup, Phil réussit à infléchir le cours du temps: il refusait ce jour, cette ville, ses habitants qu'il jugeait tous futiles; il va profiter (cette fois dans le sens noble du terme) du temps pour se cultiver, s'enrichir, s'intéresser à son prochain, en somme, il fait un pas vers la sagesse.
Car vivre sous ce jour (de la marmotte) étouffant induit qu'on en sorte ou qu'on y reste. Il s'agit de savoir comment on en sort ou pourquoi on y reste: Phil a trouvé la seule échappatoire rédemptrice.