BATMAN, LE DÉFI
La griffe Burton


L'Amérique existe en grande partie par l'image qu'elle se donne d'elle-même et qu'elle renvoie aux autres. Burton, pour mieux en capter les signaux et les messages, prend le parti de refléter cette réalité en créant un univers fantaisiste proche du conte de fée ou de Noël : il neige souvent chez Burton et même sur le sigle de la Warner Bros. Tout en conservant un récit simple et un regard amusé, il peut ainsi aborder des thèmes profonds et universels où se rejoue la lutte éternelle du bien et du mal, de la vie et de la mort, du passé et du présent. Les personnages qui incarnent cette lutte sont issus d'une imagerie empruntant ses traits aux héros de BD et de films fantastiques - eux-mêmes inspirés de modèles mythologiques plus anciens. Ils ont donc un aspect intemporel d'où est exclue toute psychologie, ce qui vient renforcer leur façade lisse (mais non sans profondeur). Si tout le monde semble gentil et vivre dans un monde sans complexité, c'est qu'au royaume de l'artifice, il s'agit de faire bonne figure et de refouler la part mystérieuse et ténébreuse tapie en chacun de nous. Ce dont se charge toute une galerie de personnages qui n'existent que par leur apparence (Delia Deetz dans Beetlejuice, la nymphomane d'Edward aux mains d'argent) voire même leur sourire (la guide du Fort Alamo dans Pee-Wee's Big Adventure). L'occasion également pour Burton de brosser le portrait à la fois féroce et amusant de la middle-class américaine dont les représentants, à force de sympathie forcée, deviennent inconsistants. Dans les petites villes où tout le monde se connaît, le voisin peut rapidement se transformer en ennemi. Pour se préserver de cette menace, de cette intrusion dans l'intimité du foyer familial, il faut donc présenter une image respectable. Les voisins, chez Burton, sont donc condamnés à arroser leur jardin ou à tailler des haies.

Mais la société ne réussit pas toujours à présenter ce visage aimable et rassurant car les forces obscures et souterraines, la part d'animalité dans l'humain finissent toujours par refaire surface. Il faut donc confiner l'ignoble et roublard Betelgeuse au cadre sécurisant de la maquette d'une ville afin qu'il ne contamine pas le couple originel et pur que forment Adam et Barbara. De même, l'homme-pingouin est jeté dans les égouts de Gotham City. Dans leur tour d'ivoire, les requins de la finance Jack Napier et Max Shreck (quasi homonyme de l'acteur qui incarnait le Nosferatu de Murnau) sont également assimilés aux ténèbres, vampires se nourrissant du sang des autres. Mais leur fonction souterraine de recyclage reste vitale pour la survie de la communauté comme le clame haut et fort Cobblepot, l'homme-pingouin.

L'artiste, parce qu'il vit entre ces deux mondes, l'un présentable et l'autre à cacher, est marginalisé et seul. Le masque blême et balafré de Johnny Depp dans Edward aux mains d'argent ne sera qu'un moment exposé à la lumière avant de retourner à l'obscurité du château où il fut conçu. Dans la superbe scène finale de Beetlejuice, la jeune Lydia ne trouve son équilibre que suspendue entre deux mondes, celui des morts et celui des vivants. Habillée de noir, son plumage de corbeau fait référence (comme l'a bien décrypté le maître des ténèbres Betelgeuse) à Edgar Allan Poe, cet autre maître des ténèbres à qui Burton avait déjà rendu hommage dans Vincent. Lydia l'artiste, en photographiant le couple défunt les rend à la vie, comme le cinéma rend visible l'invisible.

Ce goût du contraste ne se retrouve pas seulement dans le canevas des histoires. Plus profondément, il fonde la démarche de Burton qui fait du cinéma un lieu où s'affrontent des forces obscures (les films de série B, le cinéma fantastique et ses inventeurs-bricoleurs) qui n'ont pas eu accès aux feux de la rampe d'une cinéphilie officielle. De citations en hommages, de clins d'œil en références, Burton lui aussi accomplit son devoir de recyclage en convoquant, entre autres, Alfred Hitchcock, Arthur Crabtree, Vittorio De Sica, Bela Lugosi, Ed Wood, Orson Welles, Jean Cocteau, Mario Bava, Vincent Price, Georges Franju.

Le dyptique Batman brouille encore un peu plus les pistes en déplaçant l'action à l'échelle gigantesque d'une mégapole et en présentant des personnages à deux faces : rentier / justicier solitaire, secrétaire / femme féline, financier / vampire ou fou du roi. Cette fois, le voisin, qui représentait déjà l'opinion publique, a pris la forme d'une foule anonyme et aveugle dont l'opinion est tout aussi manipulable et réversible. Le combat continue de se jouer au niveau des représentations, de l'image. Batman marque sa présence par sa signature, sa griffe et Joker est bien conscient qu'il doit affûter les siennes s'il veut vaincre l'homme / chauve-souris. Les médias tout-puissants assurent la primauté du contenant sur le contenu. Batman précipite ainsi la chute de l'homme-pingouin en brouillant les ondes émettrices de son discours officiel. Pour être rappelé, pour effectuer son retour (The Return étant le titre de la deuxième partie du dyptique), Batman doit dorénavant devenir pur signal visuel, rayon lumineux dans la nuit, facilement transformable en logo de campagne publicitaire.

Dans Batman, le défi, il s'agit encore de signer sa présence par une marque instantanément identifiable, par une griffe. Et à ce jeu-là, la féline Catwoman est la seule qui puisse mettre en péril la mâle supériorité du justicier solitaire, comme semble le confirmer ce dernier plan où sa silhouette sculptée dans le cuir vient défier le signal lumineux de la chauve-souris.

Une Amérique trop narcissique, semble nous dire Burton, risque de se perdre dans sa propre contemplation. Le Joker, en empoisonnant les produits cosmétiques, s'attaque ainsi à la racine du mal. Et quand le sigle "Hello there" du néon rose fluo se transforme, après la prise de conscience de la secrétaire, en "Hell here", on comprend alors avec elle, mais peut-être trop tard, que l'enfer n'est pas à chercher ailleurs. Il est ici en Amérique.

Et pour en sortir, l'enfance et son regard émerveillé sur le monde extérieur (Frankenweenie en offre la quintessence), une fantaisie toujours inventive (naïveté et bricolage que l'on retrouve dans les trucages des films de Burton : monstres en pâte à modeler dans Pee-Wee's Big Adventure, mondes préhistoriques de Beetlejuice) restent indispensables.


Laurent Verdier, L'Ange Exterminateur n°4, mars 1997