BATMAN, LE DÉFI
Analyse du film

Déçu par l'expérience du premier Batman, Tim Burton accepte néanmoins de se réinvestir à fond dans le tournage de l'inévitable séquelle. En 1991 au moment où Batman Returns est mis en chantier, Burton est véritablement au sommet de sa gloire, toutes ses œuvres ont été des succès et Edward Scissorhands vient juste de révéler l'existence de Burton aux yeux des critiques. Il peut donc tout se permettre, ou presque. Il s'entoure de la meilleure équipe qui soit : Stefan Czapsky à la photographie, Danny Elfman à la musique, le génial Bo Welch aux décors et surtout Daniel Waters à l'écriture d'un scénario monstrueux. Avec moins de pressions que pour le premier opus, Burton reprend l'histoire de Bruce Wayne là où il l'avait laissée en 1989. En ce sens, Batman Returns ne serait pas aussi bon si le précédent film ne lui avait pas taillé la route. En fait le premier Batman semble exister juste comme une introduction, un court prologue à Batman 2. Comme si l'histoire de Batman, après une brève présentation d'usage, ne commençait (et s'achevait) véritablement qu'avec cette suite. Batman Returns est le film définitif sur le Batman pré-Frank Miller. Burton a enfin réussi à donner vie à sa vision du mythe. D'où l'aspect nocturne, étouffant, expressionniste, souvent grotesque, toujours émouvant de ce film qui ne ressemble à aucun autre.

Première constatation, Batman Returns n'est pas ce qu'il semble être. On annonce un film d'action, Burton se contre-fout des scènes d'action et expédie quelques très courts instants de violence et de destruction totalement délirants. On annonce un film fantastique, Burton pond une œuvre inclassable, impossible à dater dans le temps ou à situer dans l'espace. On annonce un film de super-héros et Burton fait un film de monstres. On annonce un film familial et Burton n'est jamais allé aussi loin dans la cruauté, la complexité. On annonce un film de stars et Burton nous montre un Keaton transparent, une Pfeiffer morte-vivante en décomposition, un De Vito en clodo craspec et pathétique, un Walken en incarnation de toutes les tares de l'Amérique triomphante et tout un univers en déliquescence totalement désespéré. On annonce un blockbuster de plus et on se retrouve avec un film malade, pessimiste et dérangeant. Il fallait oser, Burton l'a fait, et il a réussi au delà de toutes les espérances.

L'esthétique générale du film n'a plus grand chose à voir avec celle du premier opus. Gotham City a perdu son aspect de grande métropole glauque américaine pour revêtir celle d'une étrange ville "en studio", Gotham City n'est plus qu'un décor de cinéma, Gotham City semble directement sorti d'un film de Murnau. Les ruelles, les statues, les façades sortent du Cabinet du Dr Caligari. Et si Batman se déroulait pendant l'automne quand la grisaille commence à tomber sur la ville, Batman Returns se déroule à la veille de Noël, dans le froid et la neige de décembre. De plus Batman Returns est un film presque entièrement nocturne. Alors que Batman se permettait un grand nombre de scènes à la lumière du jour, Batman Returns n'en possède qu'une minuscule poignée et le plus troublant c'est que ces scènes étant tournées en studio ce n'est même pas une lumière naturelle qui les touche. D'où une impression unique, comme par exemple dans la fabuleuse scène du cimetière, la lumière elle-même n'est plus qu'un fantôme, Batman Returns étant, d'après les propres termes de Czapski, "un film en noir et bleu". Un noir et un bleu qui tranche avec les froides lumières artificielles qui illustrent la norme (les bureaux, la fête de Shreck), alors que les ténèbres sont le domaine de la marginalité, de la folie, de la liberté (de l'antre du Pingouin au salon de Bruce Wayne). Plus les ténèbres sont opaques plus la liberté est grande, c'est au cœur de la pénombre que s'abolit la frontière entre le Bien et le Mal. Batman Returns est l'un des films les plus sombres de l'histoire du cinéma, dans tous les sens du terme. Mais cela ne se traduit pas uniquement au niveau du visuel. Il faudrait d'ailleurs insister sur la beauté des décors, encore plus magnifiques que ceux du premier film et surtout beaucoup mieux mis en valeur par la caméra virtuose de Burton (en particulier lors de la tétanisante scène d'ouverture ou dans la première vision du zoo abandonné).

Ténèbres, toujours et encore, au niveau de l'histoire et des personnages. Aux clichés de BD du premier Batman répondent des protagonistes d'une complexité infinie et un scénario d'une richesse inépuisable. Batman/Bruce Wayne est encore plus figé dans sa posture de super-héros menant une lutte perdue d'avance contre un Mal qui ne peut que le dominer. Enfermé dans une solitude sans fin, il fait échos au Michael Corleone du Parrain - 2e Partie. Batman est en permanence dépassé par les événements. Ne comprenant plus rien ni aux alliances entre les "méchants", ni même aux motivations de ceux-ci. Le Joker était un méchant absolu, irrécupérable, extrêmement classique. Les "méchants" de Batman Returns sont bien loin de tout cela. Le Pingouin, abandonné par ses parents, ne rêve que de reconnaissance et de normalité ; manipulé et trahi, il n'accomplit que la vengeance si longtemps contenue. Selina Kyle, victime de naïveté, ne cherche qu'à se venger par delà la mort de son assassin. Même Max Shreck, qui est le méchant le plus méchant du film possède une véritable part d'humanité (voire la façon dont il prend la place de son fils face au Pingouin). Batman Returns est un film où l'humanité transparaît derrière l'animalité. Peut-être la meilleure œuvre sur la dualité. Il suffit de voir pour cela la façon dont Selina et Bruce découvrent leur double vie mutuelle ou les fameuses répliques du Pingouin à Batman ("vous êtes jaloux parce que moi je suis un vrai monstre et que vous devez portez un masque." "Peut-être..." ou bien le même Pingouin déclamant "je ne suis pas un homme, je suis un animal." parodiant en cela le John Merrick d'Elephant Man).

Le Pingouin ayant goûté les "joies" de la normalité et des lois de magouilles et d'hypocrisie des humains, préfère retourner parmi sa troupe de saltimbanques et surtout parmi sa vraie famille, les pingouins. Sublime constat de Burton présentant des pingouins (!!!) comme plus humains que les humains (cf la manière dont ils inhument leur "frère" à la fin du film). Les hommes cherchent à devenir des animaux, les animaux cherchent à devenir des hommes, et plus personne ne sait où il en est. L'exemple le plus troublant de ce délire existentiel propre à massacrer toutes les théories philosophiques les plus admirables, c'est bien sûr le personnage de Selina Kyle/Catwoman. Selina Kyle est une ratée, sans avenir, sans talent, sans charme, sans vie. Elle essaie d'exister dans son petit monde de fillette, partagée entre ses peluches et une décoration d'intérieure sortie de Candy ("Hello There !"). Non, en fait, elle n'existe même pas. Elle parle dans le vide ("quelqu'un veut du café ?"). Elle parle à personne ("Bonsoir chéri je suis rentrée ! Ah oui j'oubliais... je ne suis pas mariée"). Elle parle à son chat, Miss Kitty ("Quoi ? Comment peut-on être aussi paumée ?..."). Elle parle à son répondeur ("C'est la fiesta non-stop chez Selina Kyle et son cher répondeur"). En bref c'est l'incarnation du néant existentiel absolu. Un terrain absolument vierge qui peut donc tout exprimer. Mais pour cela Selina Kyle doit mourir. Et revivre. Ce qui est l'occasion d'une des meilleures séquences tournées par Burton. Jetée du 40e étage et quelques par Max Shreck, Selina Kyle trouve une mort violente et instantanée après une chute particulièrement impressionnante. Mais un chat a neuf vies, et Selina Kyle est presque un chat. Pour qu'elle ait droit aux 9 vies réglementaires, elle doit devenir un chat. Et ce sont les félins (sublimement filmés, Burton aime les chats et ça se voit) eux-mêmes qui vont lui offrir ce statut. Il la ressuscite en la vampirisant littéralement. Selina Kyle va alors devenir une morte-vivante unique dans les annales du cinéma. Dotée de neuf vies, d'une seconde peau féline qui tend à se décomposer au fur et à mesure que les vies défilent, elle devient la plus parfaite incarnation de la Femme burtonienne. Rayures, coutures, blessures, physiquement Catwoman est déjà un idéal burtonien. Comme plus tard la Sally du Nightmare Before Christmas, Selina Kyle se recoud elle-même. Comme Edward, elle détruit sa normalité dans une débauche de violence. Le côté obscur prend le dessus et il y aura nécessairement conflit entre Catwoman et Selina Kyle, entre la mort et le vivant, entre le chat et l'humain, entre l'instinct et les sentiments, entre le bien et le mal, entre les souvenirs de l'ancienne vie et le désir de sang - thématique que l'on retrouvera dans le superbe Return Of The Living Dead 3 de Brian Yuzna. Une fois la nouvelle peau (la nouvelle chair ?) constituée, Selina Kyle existe enfin ("Hell Here"). Toute de noir vêtue, elle est habitée par les ténèbres, elle a atteint la liberté totale. On a surtout vu dans Catwoman un superbe fantasme SM, ce qui est vrai, et qui est assumé de manière géniale par Burton. Selina Kyle, c'est une sexualité débridée et agressive merveilleusement servie par le scénario scabreux de Daniel Waters, celui-ci caviardant chaque scène, chaque réplique de sous-entendus des plus crus. Et pas seulement dans les séquences les plus évidentes (le brin de toilette de Catwoman, les répliques du style "j'ai du rentrer chez moi pour nourrir ma chatte") mais aussi dans des gags visuels incroyables, dont le plus fameux demeure le 69 impensable entre Catwoman et Le Pingouin (le petit oiseau du Pingouin et la chatte de Catwoman, un délire). Catwoman est donc magnifiquement secondée dans son expression d'un érotisme décalé et enchanteur. C'est le craquement du skaï brillant, c'est le coup de fouet qui prive les mecs de leur symbole phallique, c'est le sado-masochisme explicite entre Batman et Catwoman (le coup de griffe récurrent). Sado-masochisme qui se retrouve même entre Selina Kyle et Bruce Wayne, quand chacun révèle les blessures psychiques et aussi physiques de l'autre (on a rarement vu une étreinte obligée aussi peu sensuelle, cf la brûlure sur le bras de Selina). Selina Kyle, dont les tourments semblent ne jamais pouvoir s'arrêter, est trompée et assassinée par tous les personnages masculins qu'elle croise. Mais c'est aussi une femme fatale incroyable (un exemple décalé mais lourd de sens lorsqu'elle parle du garçon qui avait remarqué qu'elle ne portait pas de culotte, "il est mort aujourd'hui", relation de cause à effet ?). Selina Kyle que Burton nous présente comme éternellement vierge, incapable d'avoir une relation de plus de 10 minutes avec une personne de sexe masculin, tellement submergée de sentiments que paradoxalement elle ne peut en accomplir aucun. Un personnage d'une telle complexité que sa fin si tétanisante semble pourtant fort logique. Burton s'en donne d'ailleurs à cœur joie dans un final impensable pour un film "grand public".

Pas de happy end, et même pire que cela : auto-justice, suicide, morts extrêmement violentes et graphiques, solitudes ; rarement film aura réservé une conclusion aussi pessimiste. Comment dans un film aussi imposant, avec un si gros budget, comment dans une œuvre à but de divertissement, comment a-t-on pu laisser passer l'une des séquences les plus violentes de l'histoire du cinéma et l'une des codas les plus dépressives qu'il soit donné de voir ?

En ce sens c'est la plus grande victoire de Burton en tant qu'auteur à Hollywood. Son plus gros budget ayant donné son film le plus difficile, le plus sombre, le plus violent, le moins évident pour ceux qui ne connaissent pas l'univers de Tim Burton.