BATMAN, LE DÉFI
Entretien avec Tim Burton


Lors de notre dernière rencontre vous nous aviez confié que Batman ne vous avait pas satisfait en raison des divers compromis que vous aviez dû faire avec le studio. Quelle a été votre réaction quand la Warner vous a proposé d'en réaliser une suite ?

Le premier Batman avait remporté un tel succès aux Etats-Unis qu'inévitablement l'attente créée autour d'une suite était énorme. En accepter la réalisation revenait pour moi à me désigner comme cible, ce qui était très inconfortable. Mais le plus difficile ce fut encore de concilier mon envie de réaliser un nouveau Batman beaucoup plus personnel avec l'idée que les "executives" en avaient et j'ai longtemps cru que ce serait impossible car, si je leur avais avoué à l'époque ce que j'avais dans la tête à propos de cette suite, ils auraient pris peur et m'auraient débarqué du projet. Finalement, l'idée d'amener de nouveaux personnages me stimula encore plus dans cette envie de faire quelque chose de différent et le fait de travailler avec de nouveaux collaborateurs, comme celui de tourner à Los Angeles plutôt qu'à Londres fut également déterminant. Mais avant tout, je voulais que la mise en chantier de ce film se fasse calmement, sans hâte ni confusion. Faire un film pour moi se rapproche de la sculpture : vous commencez avec une idée, sans très bien savoir quelle forme tout cela va prendre et ce n'est que progressivement que vous trouvez. J'aime ce côté work in progress.

Pourquoi avoir choisi les personnages de Catwoman et du Pingouin ? Il y avait bien d'autres adversaires possibles pour Batman.

Bien sûr, mais j'étais très intéressé par le thème de l'animalité chez ces trois personnages la chauve-souris, le chat et le pingouin. Qu'ils soient ainsi tous les trois associés à un animal créait des liens entre eux. Cela renforçait également les thèmes de la non-intégration et de la double personnalité, qui sont très importants dans l'univers de Batman. Je pouvais également aborder à travers eux la notion d'instinct animal, qui m'a toujours passionné.

De quelle manière le personnage du Pingouin a-t-il imprimé sa marque au film tout entier ?

Ce qui me plaît dans l'univers de Batman, contrairement à celui de Superman, c'est que tout n'est pas blanc ou noir. On est en permanence à la limite des deux, et d'une certaine manière, c'est tout à fait représentatif de ce qui se passe aux Etats-Unis. Dans ce contexte, les méchants sont beaucoup moins méchants, ce qui est très dérangeant pour le personnage de Batman, lequel ne sait plus très bien où il en est lui-même. Aller plus loin dans cette idée de l'ambivalence a été un moteur pour moi lors de l'élaboration du script, et le Pingouin constituait en cela le support idéal, beaucoup plus que le Joker du premier film qui était, lui, un personnage plus tranché.

Le Pingouin, avec sa silhouette à la Pickwick, évoque l'univers de Dickens auquel vous semblez avoir pensé également pour l'ouverture du film, avec cet enfant jeté aux égouts pendant la nuit de Noël…

J'ai toujours beaucoup aimé Dickens. Nous ne nous y sommes pas référés consciemment, mais il est vrai qu'en voyant le film fini on y pense. Chez Dickens, les personnages sont toujours très hauts en couleurs et en même temps ils ont une sorte d'étrangeté qui m'a toujours attiré, un peu comme ces héros de contes de fées qui affichent à travers leur mise ce qu'ils sont réellement à l'intérieur. C'est très symbolique et je retrouve ça chez les personnages de Batman.

En voyant la Gotham City de Batman, le défi on pense également à la vision presque expressionniste qu'avait Dickens de la ville moderne dans des livres comme A Tale of Two Cities ou Barnabey Rudge.

Chez moi, l'expressionnisme ne vient pas d'un goût prononcé prononcé pour les formes bizarres, mais il correspond tout d'abord à un besoin d'intériorisation et d'évasion qui remonte à l'enfance : l'idée d'avoir un lieu à soi, même malsain, ce genre de chose… ensuite, l'expressionnisme est une composante de l'univers de Batman, cette ville que l'on montre toujours de nuit, comme si l'on se trouvait dans la tête de quelqu'un : c'est ça l'expressionnisme pour moi, l'idée d'un monde intérieur, d'une arène où rôdent des hommes-animaux. C'est le monde de Batman.

Il n'y a que deux scènes de jour dans Batman, le défi. On a l'impression d'un film qui se déroule entièrement la nuit.

Oui, et il y a plusieurs raisons à cela : d'abord ce nouveau film est situé à une époque différente du premier Batman, en hiver, et l'idée d'explorer plus en profondeur les thèmes de la dualité des personnages et de leur non-intégration au monde allait assez bien avec une ambiance nocturne. D'une manière générale, ce qui m'a intéressé dans ce film, c'est plus la dynamique des personnages que l'histoire en elle-même.

Le Pingouin est un peu un double négatif d'Edward aux mains d'argent.

Vous ne savez jamais quand une image vous quitte, c'est très étrange. Il y a, c'est vrai, dans ce film des symboles que j'avais déjà utilisés dans Edward aux mains d'argent mais le contexte était différent. Ces images vont-elles réapparaître dans un autre film, dans dix ? Je ne sais pas, je ne peux pas répondre à cela et c'est pour cette raison que je ne me considère pas comme un auteur de films car je n'ai pas vraiment de recul sur ce que je fais. Ce qui est certain, c'est que pour moi les yeux et les mains des gens sont très révélateurs de ce qu'ils sont, et c'est d'ailleurs ce que je regarde en priorité chez la personne que j'ai en face de moi. Cette attention se retrouve dans mes films, Edward et les deux Batman notamment, avec aussi le thème du masque qui est très important pour moi.

Batman est presque un personnage secondaire dans Batman, le défi.

On m'avait déjà fait ce reproche au moment du premier film et en préparant le second, chaque fois que je me disais : "Il faut donner plus d'importances à Batman, le montrer davantage ou lui donner plus de texte", le personnage perdait de sa puissance à mes yeux et j'étais de ce fait conduit à le laisser dans l'ombre, ce qui est finalement plus proche de sa nature. Pour moi, ce film est centré sur plusieurs personnages et il se trouve que l'un d'eux est Batman.

Les critiques américains qui ont écrit sur Batman, le défi n'ont pas abordé ce qui est à mes yeux l'un des aspects les plus intéressants du film, à savoir la satire de la société américaine. Je pense notamment à tout l'épisode avec l'organisateur de la campagne électorale que le Pingouin humilié défigure.

Oui, c'est un jeune républicain frais et émoulu ! Dan (Daniel Waters, scénariste) et moi avons pris énormément de plaisir à élaborer ce genre de scène. Ce qui est formidable avec les films de Batman, c'est qu'ils représentent un terrain idéal pour aborder toutes sortes de thème : la politique, les rapports homme-femme, les rapports patron-employé, l'animalité, la non-intégration, les masques. La société américaine est remplie de personnages comme le Pingouin ou comme Batman, mais il faut savoir les repérer. Regardez ce qui se passe actuellement, nous avons un candidat à la présidence qui ne vient pas du monde politique : c'est exactement le cas du Pingouin ! De même Batman, il est moins puissant dans ce nouveau film, mais il reste à mes yeux très représentatif de l'Américain d'aujourd'hui qui désire le bien tout en évoluant dans la confusion la plus totale. C'est le cas de bien des gens chez nous, en politique notamment : personne ne sait si leurs intentions sont bonnes ou mauvaises.

La sexualité également est plus explicite dans ce nouveau film.

Catwoman est probablement le premier personnage féminin dont je sois entièrement content. Cela tient en grande partie à l'interprétation de Michelle (Pfeiffer) qui m'a vraiment étonné. Je ne sais pas qui d'autre aurait pu faire ce qu'elle a réussi dans ce film.
Batman est attiré par le côté sombre de Catwoman et par sa sauvagerie.
C'est tout à fait comme ça que je ressens les rapports hommes-femmes. Se sentir attiré par quelqu'un mais être incapable de faire fonctionner la relation, c'est très proche de moi. C'est marrant car les gens qui regardent mes films se disent : "C'est irréel, c'est comme un dessin-animé", alors que pour moi, c'est très concret, je m'y retrouve totalement.

Comment avez-vous renouvelé votre inspiration visuelle ?

Il y avait un scénario et je tenais à ce que les décors reflètent ce qu'étaient les personnages ; c'était un premier point. On s'est ensuite dit : "Montrons un autre aspect de Gotham City, c'est l'hiver, c'est Noël, la lumière est différente…" Après tout, regardez New York, ce n'est pas du tout la même ville en hiver ou en été. On s'est inspiré aussi du Rockfeller Center et de l'architecture fasciste, et peu à peu il s'est créé entre ces différents éléments une vraie énergie qui a fait fonctionner l'ensemble.
En voyant le film, j'ai pensé à Citizen Kane, où l'on retrouvait aussi beaucoup de références à Dickens. Le manoir de Bruce Wayne est très évocateur du Xanadu de Welles, avec cette immense cheminée…
Oui, je me souviens avoir vu ce film il y a très longtemps, mais je ne m'en suis pas délibérément inspiré. Pour l'univers de Bruce Wayne, ce qui m'importait avant tout, c'était de communiquer un sentiment de solitude car c'est un homme qui vit seul dans un univers vaste et sombre. Les plateaux de tournage étaient cette fois beaucoup plus grands mais aussi beaucoup plus vides, on s'y sentait très isolé et c'était important car cela reflétait l'évolution u personnage, toujours plus renfermé sur lui-même. Je connais ce sentiment, je l'ai souvent éprouvé en venant en Europe, où les pièces sont si grandes : vous êtes là dans votre immense chambre d'hôtel et vous vous sentez bizarre, comme perdu tellement c'est vaste.

Les endroits où vivent les personnages sont tous très isolés : le manoir de Bruce Wayne, le gratte-ciel de Shreck et le repaire du Pingouin.

L'environnement est très important dans ce genre de film, comme à l'opéra où les décors sont écrasants. On me dit souvent que mes décors sont formidables alors que pour moi un bon décor en soi n'existe pas. Ce qui me préoccupe, c'est de placer mes personnages dans un environnement qui leur corresponde. Je fais un film, pas une émission de radio.

Max Shreck ressemble à un marquis du XVIIIe siècle, avec sa perruque poudrée. Pourquoi lui avez-vous donné cette apparence ?

Max Shreck est un peu le chaînon manquant entre les vampires et les hommes d'affaires. Dans cette histoire d'hommes-animaux vivant dans l'ombre et portant des masques, j'aimais cette idée d'un homme exposé en pleine lumière, inspirant le respect tout en étant peut-être le pire de tous. J'aime Christopher Walken, en le regardant je peux savoir exactement ce qu'il pense, et pourtant il ne montre rien. Il est vraiment brillant. Pour moi, ce personnage se dissimule encore plus que Batman. Son look poudré m'a probablement été inspiré par un film de vampires que j'avais dû voir.
Le Pingouin lui dit d'ailleurs : "Vous êtes un monstre très respecté, ce que je ne suis pas encore !"
Exactement ! J'adore ce personnage qui fait de beaux discours avant d'aller torturer sa secrétaire. A ce propos, l'une de mes scènes favorites est celle où il jette Selina par la fenêtre : cela illustre les rapports patron-employé dont je parlais précédemment. Et dans notre pays, avec toutes ces histoires récentes à propos du harcèlement sexuel, cela prend une résonance
.

L'idée de Selina ramenée à la vie par les chats est merveilleuse. Est-elle devenue un fantôme comme dans Beetlejuice ?

On ne le saura jamais. Et c'est ce qui me plaît chez elle. Est-elle morte ? Est-elle vivante ? Je n'en sais rien et je m'en fiche. C'est déjà difficile pour moi de cerner quelqu'un, mais cerner une femme, c'est ce qu'il y a de plus dur. Alors pourquoi essayer ?

Vos deux Batman sont des films très sombres, loin du kitsch de la série télévisée où Batman était toujours montré en compagnie de Robin. J'ai le sentiment que si vous l'aviez fait entrer en scène, le personnage de Robin aurait ruiné cette atmosphère lourde que vous cherchiez à installer autour de Batman.

Il avait été question de faire apparaître Robin dans le premier comme dans le deuxième film. Mais en fin de compte j'y ai renoncé, car vu qu'on me disait déjà que Batman était un personnage secondaire, ce n'était pas d'amener Robin qui allait arranger les choses. En plus, pour moi, le personnage de Batman est un homme seul, qui doit rester seul pour conserver sa psychologie. Vous ne pouvez pas installer quelqu'un d'autre dans son univers comme ça, ce serait un changement radical qui le bouleverserait profondément. Non, Robin, ce ne serait pas une bonne idée.*

propos recueillis par
Michel Ciment et Laurent Vachaud,
Positif n°379, septembre 1992

* Quelques années après, Joel Schumacher allait malheureusement nous en apporter l'accablante preuve…