Lors de notre
dernière rencontre vous nous aviez confié que Batman ne vous
avait pas satisfait en raison des divers compromis que vous aviez dû
faire avec le studio. Quelle a été votre réaction quand
la Warner vous a proposé d'en réaliser une suite ?
Le premier Batman avait remporté un tel succès aux Etats-Unis
qu'inévitablement l'attente créée autour d'une suite
était énorme. En accepter la réalisation revenait pour
moi à me désigner comme cible, ce qui était très
inconfortable. Mais le plus difficile ce fut encore de concilier mon envie
de réaliser un nouveau Batman beaucoup plus personnel avec l'idée
que les "executives" en avaient et j'ai longtemps cru que ce serait
impossible car, si je leur avais avoué à l'époque ce
que j'avais dans la tête à propos de cette suite, ils auraient
pris peur et m'auraient débarqué du projet. Finalement, l'idée
d'amener de nouveaux personnages me stimula encore plus dans cette envie de
faire quelque chose de différent et le fait de travailler avec de nouveaux
collaborateurs, comme celui de tourner à Los Angeles plutôt qu'à
Londres fut également déterminant. Mais avant tout, je voulais
que la mise en chantier de ce film se fasse calmement, sans hâte ni
confusion. Faire un film pour moi se rapproche de la sculpture : vous commencez
avec une idée, sans très bien savoir quelle forme tout cela
va prendre et ce n'est que progressivement que vous trouvez. J'aime ce côté
work in progress.
Pourquoi avoir choisi les personnages de Catwoman et du Pingouin ? Il y
avait bien d'autres adversaires possibles pour Batman.
Bien sûr, mais j'étais très intéressé par
le thème de l'animalité chez ces trois personnages la chauve-souris,
le chat et le pingouin. Qu'ils soient ainsi tous les trois associés
à un animal créait des liens entre eux. Cela renforçait
également les thèmes de la non-intégration et de la double
personnalité, qui sont très importants dans l'univers de Batman.
Je pouvais également aborder à travers eux la notion d'instinct
animal, qui m'a toujours passionné.
De quelle manière le personnage du Pingouin a-t-il imprimé
sa marque au film tout entier ?
Ce qui me plaît dans l'univers de Batman, contrairement à celui
de Superman, c'est que tout n'est pas blanc ou noir. On est en permanence
à la limite des deux, et d'une certaine manière, c'est tout
à fait représentatif de ce qui se passe aux Etats-Unis. Dans
ce contexte, les méchants sont beaucoup moins méchants, ce qui
est très dérangeant pour le personnage de Batman, lequel ne
sait plus très bien où il en est lui-même. Aller plus
loin dans cette idée de l'ambivalence a été un moteur
pour moi lors de l'élaboration du script, et le Pingouin constituait
en cela le support idéal, beaucoup plus que le Joker du premier film
qui était, lui, un personnage plus tranché.
Le Pingouin, avec sa silhouette à la Pickwick, évoque l'univers
de Dickens auquel vous semblez avoir pensé également pour l'ouverture
du film, avec cet enfant jeté aux égouts pendant la nuit de
Noël
J'ai toujours beaucoup aimé Dickens. Nous ne nous y sommes pas référés
consciemment, mais il est vrai qu'en voyant le film fini on y pense. Chez
Dickens, les personnages sont toujours très hauts en couleurs et en
même temps ils ont une sorte d'étrangeté qui m'a toujours
attiré, un peu comme ces héros de contes de fées qui
affichent à travers leur mise ce qu'ils sont réellement à
l'intérieur. C'est très symbolique et je retrouve ça
chez les personnages de Batman.
En voyant la Gotham City de Batman, le défi on pense également
à la vision presque expressionniste qu'avait Dickens de la ville moderne
dans des livres comme A Tale of Two Cities ou Barnabey Rudge.
Chez moi, l'expressionnisme ne vient pas d'un goût prononcé prononcé
pour les formes bizarres, mais il correspond tout d'abord à un besoin
d'intériorisation et d'évasion qui remonte à l'enfance
: l'idée d'avoir un lieu à soi, même malsain, ce genre
de chose
ensuite, l'expressionnisme est une composante de l'univers
de Batman, cette ville que l'on montre toujours de nuit, comme si l'on se
trouvait dans la tête de quelqu'un : c'est ça l'expressionnisme
pour moi, l'idée d'un monde intérieur, d'une arène où
rôdent des hommes-animaux. C'est le monde de Batman.
Il n'y a que deux scènes de jour dans Batman, le défi. On
a l'impression d'un film qui se déroule entièrement la nuit.
Oui, et il y a plusieurs raisons à cela : d'abord ce nouveau film est
situé à une époque différente du premier Batman,
en hiver, et l'idée d'explorer plus en profondeur les thèmes
de la dualité des personnages et de leur non-intégration au
monde allait assez bien avec une ambiance nocturne. D'une manière générale,
ce qui m'a intéressé dans ce film, c'est plus la dynamique des
personnages que l'histoire en elle-même.
Le Pingouin est un peu un double négatif d'Edward aux mains d'argent.
Vous ne savez jamais quand une image vous quitte, c'est très étrange.
Il y a, c'est vrai, dans ce film des symboles que j'avais déjà
utilisés dans Edward aux mains d'argent mais le contexte était
différent. Ces images vont-elles réapparaître dans un
autre film, dans dix ? Je ne sais pas, je ne peux pas répondre à
cela et c'est pour cette raison que je ne me considère pas comme un
auteur de films car je n'ai pas vraiment de recul sur ce que je fais. Ce qui
est certain, c'est que pour moi les yeux et les mains des gens sont très
révélateurs de ce qu'ils sont, et c'est d'ailleurs ce que je
regarde en priorité chez la personne que j'ai en face de moi. Cette
attention se retrouve dans mes films, Edward et les deux Batman notamment,
avec aussi le thème du masque qui est très important pour moi.
Batman est presque un personnage secondaire dans Batman, le défi.
On m'avait déjà fait ce reproche au moment du premier film et
en préparant le second, chaque fois que je me disais : "Il faut
donner plus d'importances à Batman, le montrer davantage ou lui donner
plus de texte", le personnage perdait de sa puissance à mes yeux
et j'étais de ce fait conduit à le laisser dans l'ombre, ce
qui est finalement plus proche de sa nature. Pour moi, ce film est centré
sur plusieurs personnages et il se trouve que l'un d'eux est Batman.
Les critiques américains qui ont écrit sur Batman, le défi
n'ont pas abordé ce qui est à mes yeux l'un des aspects les
plus intéressants du film, à savoir la satire de la société
américaine. Je pense notamment à tout l'épisode avec
l'organisateur de la campagne électorale que le Pingouin humilié
défigure.
Oui, c'est un jeune républicain frais et émoulu ! Dan (Daniel
Waters, scénariste) et moi avons pris énormément de plaisir
à élaborer ce genre de scène. Ce qui est formidable avec
les films de Batman, c'est qu'ils représentent un terrain idéal
pour aborder toutes sortes de thème : la politique, les rapports homme-femme,
les rapports patron-employé, l'animalité, la non-intégration,
les masques. La société américaine est remplie de personnages
comme le Pingouin ou comme Batman, mais il faut savoir les repérer.
Regardez ce qui se passe actuellement, nous avons un candidat à la
présidence qui ne vient pas du monde politique : c'est exactement le
cas du Pingouin ! De même Batman, il est moins puissant dans ce nouveau
film, mais il reste à mes yeux très représentatif de
l'Américain d'aujourd'hui qui désire le bien tout en évoluant
dans la confusion la plus totale. C'est le cas de bien des gens chez nous,
en politique notamment : personne ne sait si leurs intentions sont bonnes
ou mauvaises.
La sexualité également est plus explicite dans ce nouveau
film.
Catwoman est probablement le premier personnage féminin dont je sois
entièrement content. Cela tient en grande partie à l'interprétation
de Michelle (Pfeiffer) qui m'a vraiment étonné. Je ne sais pas
qui d'autre aurait pu faire ce qu'elle a réussi dans ce film.
Batman est attiré par le côté sombre de Catwoman et par
sa sauvagerie.
C'est tout à fait comme ça que je ressens les rapports hommes-femmes.
Se sentir attiré par quelqu'un mais être incapable de faire fonctionner
la relation, c'est très proche de moi. C'est marrant car les gens qui
regardent mes films se disent : "C'est irréel, c'est comme un
dessin-animé", alors que pour moi, c'est très concret,
je m'y retrouve totalement.
Comment avez-vous renouvelé votre inspiration visuelle ?
Il y avait un scénario et je tenais à ce que les décors
reflètent ce qu'étaient les personnages ; c'était un
premier point. On s'est ensuite dit : "Montrons un autre aspect de Gotham
City, c'est l'hiver, c'est Noël, la lumière est différente
"
Après tout, regardez New York, ce n'est pas du tout la même ville
en hiver ou en été. On s'est inspiré aussi du Rockfeller
Center et de l'architecture fasciste, et peu à peu il s'est créé
entre ces différents éléments une vraie énergie
qui a fait fonctionner l'ensemble.
En voyant le film, j'ai pensé à Citizen Kane, où l'on
retrouvait aussi beaucoup de références à Dickens. Le
manoir de Bruce Wayne est très évocateur du Xanadu de Welles,
avec cette immense cheminée
Oui, je me souviens avoir vu ce film il y a très longtemps, mais je
ne m'en suis pas délibérément inspiré. Pour l'univers
de Bruce Wayne, ce qui m'importait avant tout, c'était de communiquer
un sentiment de solitude car c'est un homme qui vit seul dans un univers vaste
et sombre. Les plateaux de tournage étaient cette fois beaucoup plus
grands mais aussi beaucoup plus vides, on s'y sentait très isolé
et c'était important car cela reflétait l'évolution u
personnage, toujours plus renfermé sur lui-même. Je connais ce
sentiment, je l'ai souvent éprouvé en venant en Europe, où
les pièces sont si grandes : vous êtes là dans votre immense
chambre d'hôtel et vous vous sentez bizarre, comme perdu tellement c'est
vaste.
Les endroits où vivent les personnages sont tous très isolés
: le manoir de Bruce Wayne, le gratte-ciel de Shreck et le repaire du Pingouin.
L'environnement est très important dans ce genre de film, comme à
l'opéra où les décors sont écrasants. On me dit
souvent que mes décors sont formidables alors que pour moi un bon décor
en soi n'existe pas. Ce qui me préoccupe, c'est de placer mes personnages
dans un environnement qui leur corresponde. Je fais un film, pas une émission
de radio.
Max Shreck ressemble à un marquis du XVIIIe siècle, avec
sa perruque poudrée. Pourquoi lui avez-vous donné cette apparence
?
Max Shreck est un peu le chaînon manquant entre les vampires et les
hommes d'affaires. Dans cette histoire d'hommes-animaux vivant dans l'ombre
et portant des masques, j'aimais cette idée d'un homme exposé
en pleine lumière, inspirant le respect tout en étant peut-être
le pire de tous. J'aime Christopher Walken, en le regardant je peux savoir
exactement ce qu'il pense, et pourtant il ne montre rien. Il est vraiment
brillant. Pour moi, ce personnage se dissimule encore plus que Batman. Son
look poudré m'a probablement été inspiré par un
film de vampires que j'avais dû voir.
Le Pingouin lui dit d'ailleurs : "Vous êtes un monstre très
respecté, ce que je ne suis pas encore !"
Exactement ! J'adore ce personnage qui fait de beaux discours avant d'aller
torturer sa secrétaire. A ce propos, l'une de mes scènes favorites
est celle où il jette Selina par la fenêtre : cela illustre les
rapports patron-employé dont je parlais précédemment.
Et dans notre pays, avec toutes ces histoires récentes à propos
du harcèlement sexuel, cela prend une résonance.
L'idée de Selina ramenée
à la vie par les chats est merveilleuse. Est-elle devenue un fantôme
comme dans Beetlejuice ?
On ne le saura jamais. Et c'est ce qui me plaît chez elle. Est-elle
morte ? Est-elle vivante ? Je n'en sais rien et je m'en fiche. C'est déjà
difficile pour moi de cerner quelqu'un, mais cerner une femme, c'est ce qu'il
y a de plus dur. Alors pourquoi essayer ?
Vos deux Batman sont des films très sombres, loin du kitsch de la
série télévisée où Batman était
toujours montré en compagnie de Robin. J'ai le sentiment que si vous
l'aviez fait entrer en scène, le personnage de Robin aurait ruiné
cette atmosphère lourde que vous cherchiez à installer autour
de Batman.
Il avait été question de faire apparaître Robin dans le
premier comme dans le deuxième film. Mais en fin de compte j'y ai renoncé,
car vu qu'on me disait déjà que Batman était un personnage
secondaire, ce n'était pas d'amener Robin qui allait arranger les choses.
En plus, pour moi, le personnage de Batman est un homme seul, qui doit rester
seul pour conserver sa psychologie. Vous ne pouvez pas installer quelqu'un
d'autre dans son univers comme ça, ce serait un changement radical
qui le bouleverserait profondément. Non, Robin, ce ne serait pas une
bonne idée.*
propos recueillis par
Michel Ciment et Laurent Vachaud,
Positif n°379, septembre 1992
* Quelques années après, Joel Schumacher allait
malheureusement nous en apporter l'accablante preuve